Samedi 26 avril : Sillonnez l'Amérique en photos, captez les failles et les âmes de ce pays. Un récit poétique de solitudes... de celles qui éclairent. Chronique d'Américaines solitudes par Vincent.
- quartierlivres0406
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Américaines solitudes - Jean-Luc Bertini
Chronique de Vincent :
Jamais avant la lecture de ce magnifique ouvrage ne m’était venu à l’esprit qu’un récit photographique pouvait se lire comme un roman. En tout cas, pas à ce point d’évidence. Je comprends mieux pourquoi une photo occupe quasiment une page entière.
Je me suis donc laissé happer par ces photos qui racontent l’Amérique, et qui chacune m’ont raconté une histoire. J’y ai vu la solitude… des solitudes puisque c’est le thème central de cette œuvre mais de différentes manières. Et puis, derrière ces apparentes solitudes, j’ai vu d’autres choses aussi.
Revenons sur la solitude, et la solitude intérieure, celle de l’auteur d’abord puisque ce voyage s’est fait dans un contexte émotionnel personnel intense. Il part guidé par son errance à la rencontre de celle des américains. On est loin d’un périple bien préparé qui a pour ambition de nous raconter les clichés grandiloquents de l’American way of life. Jean-Luc Bertini déambule d’Etats en Etats, pose son objectif et confronte, comme un effet miroir, sa solitude à celle des américains.
Ses photos se distinguent par leur capacité à saisir des scènes de la vie quotidienne, mettant en lumière, et c’est peu de le dire, l'isolement des individus dans des environnements variés, tels que des motels, des « diners », des stations-service ou des paysages désertiques.
J’ai été particulièrement touché par ce cowboy mexicain affalé sur la chaise d’un « diner », sans doute épuisé par le port de quelques sacs plastiques inconfortables posés sur sa table et qui intriguent. D’où vient-il ? Quelle est sa vie ? Jean-Luc Bertini pose son appareil et observe discrètement, on sent qu’il ne s’immisce pas dans la vie des gens, d’où la puissance évocatrice de chaque photo.
La qualité de ce travail est de ne pas nous rendre ces solitudes pesantes, tristes. Il capture l’Amérique ordinaire, la diversité de ses habitants, et à rendre ce pays proche de nous paradoxalement. On est loin des paysages rêvés et des images de l’américain extravagant, productiviste et dédaigneux, produits par les clichés hollywoodiens. Cette proximité et cet ordinaire font du bien. Jean-Luc Bertini montre parfaitement que ce pays existe au-delà de son système et de ses gouvernants.
J’ai à l’esprit quelques clichés de familles, comme ce père et son fils accoutré en baigneur palmé devant un restaurant ou cette famille d’Amish au bord d’une plage du Maine dont on ne sait pas trop s’ils dansent joyeusement ou se recueillent tranquillement à la recherche de coquillages.
Bien sûr, cela n’évite pas de mettre la focale sur les paradoxes inhérents à cette société américaine, pervertie par la richesse et la toute-puissance autant qu’elle est gangrénée par la misère, le gaspillage ; aussi libertaire que puritaine, aussi accueillante que violente.
Mais l’ultime des paradoxes est que malgré toutes ces contradictions, nous demeurons attirés et fascinés par ce pays.
Jean Luc Bertini va au-delà de la simple représentation de la solitude individuelle en capturant également la solitude des espaces inhabités et des objets inanimés. C’est ce que souligne, entre autres choses, la magnifique préface écrite par Richard Ford.
Cette photo d’habitations à Great Falls dans le Montana qui semblent être laissées à l’abandon et dont l’impression est renforcée par un sol teinté de couleurs bleu-gris patinés, est admirable. Ou encore cette photo de Monument Valley coiffé symétriquement de nuages, illustre bien le contre-point aux clichés habituels de ce site habituellement impeccable sous un soleil de plomb.
A lire, relire et contempler les photos de Jean-Luc Bertini, j’ai, finalement, vu d’autres choses que les solitudes, du contentement peut-être, de l’espoir probablement, de la beauté sans doute. En tout cas, j’ai vu une œuvre profondément humaine et douce.
Il ne se complet pas dans un misérabilisme inexorable et glauque mais croit en une communion, du moins une solidarité humaine sans qu’elle soit ostentatoire et débordante de bons sentiments. Jean-Luc Bertini est à la bonne distance de son sujet, une empathie ordinaire.
La photographie de cet homme coiffé d’un chapeau noir à rayures assis derrière une bière bien entamée, barbe grisonnante longue, hippy sur le retour genre Denis Hopper de retour d’Easy Rider, est saisissante. Ses doigts interminables, son regard mystérieux à la fois fixé sur l’objectif et vide, est une très belle illustration de la juste distance invoquée par Jean-Luc Bertini et de la proximité qu’il établit avec le lecteur. On est happé par cet homme mais en même temps, on le tient à distance, en respect de sa solitude.
Ce couple de hobo âgé enlacé, assis aux abords d’une « interstate » qui ne se regarde pas mais dont on perçoit l’amour profond et la complicité m’a également bouleversé pour tout ce qu’elle dit de la solitude, mais aussi de la complicité et de l’ordinaire.
C’est la belle postface de Giles Mora qui éclaire sur les qualités humaines qui ressortent de l’ouvrage de Jean-Luc Bertini.
D’un point de vue stylistique, Jean-Luc Bertini déploie un langage photographique sobre et profondément évocateur. Les couleurs sont naturelles, ni saturées ni froides, parfois presque poussiéreuses, ce qui renforce l’effet de réalité brute. Ses tons tirent vers l’ocre, le beige, le gris-bleu, suggérant une Amérique un peu fanée, mais toujours vivante. La lumière, souvent rasante ou oblique, dessine les volumes, étire les ombres. L’écho à un autre Hopper, Edward, est très palpable : un art du clair-obscur qui rend la banalité lyrique.
La composition de Jean-Luc Bertini est très construite, souvent centrée sur des lignes de fuite, des verticales nettes, des diagonales douces. Les personnages sont parfois relégués en bordure, pris dans une architecture qui les déborde — d’où cette sensation de suspension, d’absorption, d’un temps figé. Cette structuration asymétrique invite à la contemplation silencieuse, à une lecture lente de la photographie.
Les lignes droites des motels, stations-service, routes, panneaux s’opposent aux courbes discrètes du corps humain ou de la nature, dessinant le conflit entre la modernité fonctionnelle et la fragilité humaine. L’Amérique que photographie Bertini est marginale et poétique.
Les sujets sont rarement mis en scène : ils sont saisis dans des instants d’abandon souvent seuls, parfois en duo, mais toujours entourés de vide, pris dans un moment suspendu. Le temps ne passe pas : il s’étire, il plane. Ces scènes d’apparence banale, un visage tourné vers la vitre, deviennent de véritables petites énigmes existentielles, des lieux où l’ordinaire se charge d’une profondeur inattendue. Le regard de Bertini n’est ni intrusif ni compassionnel, mais respectueux, contemplatif. Il y a quelque chose de littéraire dans ses portraits, comme des fragments de nouvelles jamais écrites. Cette manière de faire « parler » le silence des corps rappelle aussi l’influence de la littérature américaine (Carver, Ford, McCarthy), où le non-dit est roi.
En refermant Américaines Solitudes, Je n’ai pas vu une collection de clichés, j’ai traversé, ému, un roman sans narration, un film sans mouvement, un poème en images. C’est un livre pour les amateurs d’ombre, de marge, d’âme. Un livre de solitudes, oui — mais de celles qui éclairent.
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